A peine remis de notre road trip inoubliable sur les rives du lac Baïkal gelé, nous nous apprêtons à repartir pour une nouvelle aventure. Cinq jours à ski à travers la taïga enneigée, un périple sobrement intitulé « Féérie de Noël » par notre guide Russe.
Difficile de s’arracher à nos rêves lorsque le réveil sonne à l’aube de ce 4 janvier 2016. La dernière soirée avec Dimitry et Svetlana s’est éternisée jusqu’au petit matin, ponctuée de concours de danse, tours de magie, jeux de cartes français et russe, et arrosée de vodka aromatisée menthe-chocolat. Nous enfilons tant bien que mal nos sous-couches, entre-couches et surcouches et rejoignons Anton qui nous attend au pied de l’immeuble à bord de son quatre-quatre défraichi.
Sibérien aux allures d’ours mal léché, Anton va nous guider cinq jours durant pour un périple en ski de randonnée à travers l’épaisse forêt qui borde la rive Sud du lac Baïkal. La voiture est chargée de longues et étroites planches de bois, aux fixations rudimentaires, qui servent traditionnellement de skis aux chasseurs sibériens. Nous avons réservé ce trek à la hâte sur Internet et ne savons pas trop ce qui nous attend. Nous nous frayons une place à bord et posons quelques questions à Anton qui nous répond laconiquement avant de monter le volume de la musique qui crache à travers l’autoradio fatigué.
Nous roulons plus de quatre heures au bord du lac, puis à travers la forêt enneigée, avant d’atteindre le gîte qui sera le point de départ de notre randonnée. Là, nous chargeons nos sacs de plusieurs kilos de nourriture qui nous permettront de tenir quatre jours en totale autonomie, et fixons nos skis qui deviendront une véritable extension de nos membres inférieurs pendant toute la durée du trek. En effet, nous ne le réalisons pas encore, mais l’extraordinaire couche de poudreuse ne nous permettra pas de faire le moindre pas sans ski, au risque de s’enfoncer jusqu’à la taille.
Nous quittons le gîte confiants et heureux de se lancer dans cette nouvelle aventure. Pourtant, bien vite, les infimes reliefs nous donnent du fil à retordre. La neige tassée par les motoneiges qui arpentent ce même chemin est extrêmement glissante sous nos skis recouverts d’une fine pellicule de cire. A la moindre descente, nos spatules glissent à vive allure tandis que nos lourds sacs à dos nous retiennent vers l’arrière, et nous nous retrouvons inévitablement sur le dos, les quatre fers en l’air. Les quelques premières fois, nous nous relevons, hilares, et reprenons notre route. Lorsque la pente est un peu plus raide, afin d’éviter de chuter à pleine vitesse, nous nous jetons dans les murs de poudreuse qui bordent le chemin. Se remettre debout, alors que nous sommes enfoncés dans plusieurs mètres de neige, chaussés de de long skis inflexibles, et lestés d’un bagage de 10 kilos se révèle alors particulièrement pénible, et nous passe rapidement l’envie de rire. Les côtes s’avèrent tout aussi difficiles à aborder, car le poids de nos sacs nous tire vers la pente.
Alors que nous mettons toute notre énergie à nous relever de nos innombrables chutes, qui rendent notre progression laborieuse, Anton est déjà loin. Régulièrement, toutes les heures peut-être, nous l’apercevons enfin, assis sur un tronc, sa thermos de thé à la main, l’air las. Alors que nous nous approchons enfin, au fil de lentes glissades sur le chemin, le voilà qui se relève déjà et repart de plus belle. Après quatre heures de ski, la nuit se met à tomber, nous contraignant à nous munir de nos lampes frontales pour continuer notre route. Nous n’avons pas mangé depuis 11h du matin et nos jambes commencent à flancher. Les dernières centaines de mètres semblent interminables.
Chaque matin, ils chaussent leur skis et, bravant le froid polaire, partent installer des pièges de métal assorties d’un appât, souvent une aile d’oiseau.
Enfin, nous distinguons la fumée blanche qui s’échappe de la minuscule cabane où nous passerons la nuit. A l’intérieur, un poêle à bois diffuse une chaleur réconfortante. Anton est assis devant une petite table et discute gaiement avec deux hommes au visage marqué, vêtus d’épais gilets de laine. Ce sont des trappeurs, qui chassent, tout l’hiver durant, la zibeline, un rongeur dont la fourrure brune est très prisée. Chaque matin, ils chaussent leur skis et, bravant le froid polaire, partent installer des pièges de métal assorties d’un appât, souvent une aile d’oiseau. A la tombée du soir, ils rejoignent la cabane où ils allument une bougie, démarrent le poêle, et font chauffer une bouilloire d’eau pour le thé. Anton nous prépare une grande soupe au bœuf et aux pommes de terre et deux tasses de thé au miel accompagnées de biscuits, et nous nous allongeons, épuisés, sur l’estrade de bois qui tient lieu de couche. La chaleur du poêle rend bientôt l’air de la pièce étouffant, et nous peinons à trouver le sommeil.
Lorsque nous nous réveillons le lendemain matin, nous avons recouvré des forces. Nous avons un peu plus d’une quinzaine de kilomètres à parcourir pour atteindre la prochaine cabane. La neige qui tombe à gros flocons a recouvert les traces du chemin, et nous ne pouvons compter que sur Anton pour trouver notre route. Une fois de plus, nous parcourons les premiers kilomètres prestement, constatant avec joie que la poudreuse rend les pentes moins glissantes que la veille. Mais c’est aussi cette poudreuse qui accroche sous nos skis et alourdit nos jambes, freinant peu à peu notre progression. Comme si cela ne suffisait pas, le parcours est de plus en plus escarpé. Anton, toujours en tête, trace pour nous péniblement un chemin dans l’épaisse couche de neige. Après plusieurs heures d’ascension, sentant que les forces commencent à lui manquer, je lui propose de passer en tête, et réalise alors les efforts incroyables qu’exige ce poste d’ouvreur. A chaque pas, la poudreuse piège l’avant de mes skis et je peine à dégager mes jambes. Je ne tiens guère plus de quelques dizaines de minutes en tête du cortège et cède volontiers ma place, éreintée. Durant les longues heures qui suivent, nous nous relayons sans cesse, laissant aux deux autres le loisir de profiter d’un répit tout relatif.
Nous atteignons bientôt les berges d’un lac gelé, suivi d’un deuxième, et envisageons avec soulagement les quelques kilomètres de plat qui s’étalent devant nous. La consolation n’est que de courte durée, car après seulement quelques pas sur la neige qui recouvre le premier lac, Anton nous annonce avec abattement que la traversée des lacs s’annonce extrêmement difficile, sinon impossible : la neige est si lourde qu’elle a fendu la glace qui la supporte, laissant s’infiltrer une fine pellicule d’eau froide qui gèle instantanément au contact de nos skis, les lestant de plusieurs dizaines de kilos.
Nous n’avons pas mangé depuis le matin, et je sens mes jambes commencer à trembler.
Selon Anton, il nous faudra de longues heures pour parcourir les deux lacs dans ces conditions. Le soleil commence déjà à décliner sur l’horizon. Il suggère un instant que nous fassions demi-tour, mais nous avons déjà skié 5 heures et n’imaginons pas une minute reprendre la route en sens inverse. Nous décidons de contourner le premier lac par ses berges, légèrement escarpées, mais pas inabordables. Lorsque nous atteignons le second lac, les rives abruptes et boisées, ne sont plus une option. Nous devons le traverser. Nous n’avons pas mangé depuis le matin, et je sens mes jambes commencer à trembler. Le lac ne fait que 2,5 kilomètres de long, mais il nous faudra plus de 2 heures pour en venir à bout. Lorsque nous arrivons de l’autre côté, ma jambe droite me fait terriblement souffrir à chaque pas, je suis affamée, et seule l’énergie du désespoir me permet encore d’avancer. Plus d’une heure de route nous sépare encore de la cabane.
Bientôt, la nuit tombe et brouille peu à peu les repères. Tous les arbres se ressemblent, les reliefs s’effacent et le soleil ne nous permet plus de nous orienter. Alors que nous commençons à avoir l’impression de tourner en rond, voilà qu’Anton s’arrête soudain. Il lâche son sac dans la neige, annonce qu’on devrait se reposer un peu pendant qu’il part chercher la cabane, dont il n’est plus très sûr de la localisation, et nous plante là. Impossible de s’asseoir skis au pied, mais nous ne pouvons pas non plus déchausser sous peine de s’enfoncer profondément dans la poudre. Nous sommes donc debout sur nos skis, côte à côte dans la forêt désormais noire comme le charbon, par -20°C. Le seul refuge que nous connaissons est à plus de 7h de ski, et nos téléphones ne fonctionnent pas.
Nous sortons nos lampes frontales et parcourons de nos faisceaux de lumière les quelques mètres qui nous entourent. Des sapins, tout autour de nous, nous menacent de leurs branches obscures. Le froid commence à reprendre possession de nos membres immobiles. Instinctivement, nous sautillons sur place pour gagner quelques degrés de chaleur. Les minutes s’écoulent, lentes comme jamais. Nous pensons que ce serait bien bête de mourir là, alors qu’on vient à peine de commencer notre voyage. L’humour noir comme dernier rempart contre l’angoisse. Au bout d’une demi-heure, nous commençons à passer en revue toutes les éventualités. Et s’il ne trouvait pas la cabane ? Et s’il ne revenait pas ? Vaut-il mieux se risquer à partir à sa recherche ou économiser nos forces pour résister à la nuit glaciale ? Survivra-t-on à une nuit dans la taïga sibérienne ? Faut-il creuser un trou pour s’abriter du vent, ou construire un igloo ?