A mesure de notre voyage vers l’orient russe, au fil de nos régulières escales, la couverture neigeuse s’épaissit, offrant le magnifique spectacle d’un paysage givré aux teintes bleutées.
Tobolsk, ville sibérienne centenaire, semble comme engloutie sous d’immenses vagues blanches. Je n’ai jamais vu autant de neige en ville. C’est splendide. L’épais manteau cotonneux étouffe les bruits de la rue et seul résonne le crissement de nos pas sur le sol immaculé. Le soir venu, les lampadaires du vieux kremlin diffusent une lumière chaude qui teinte de jaune le ciel et la terre, plongeant les rares promeneurs dans une atmosphère irréelle. Nous croisons quelques femmes en fourrure qui trainent derrière elles des landaus pourvus de skis, et des gamins emmitouflés qui dévalent en riant de grands toboggans de glace installés pour les longs mois d’hiver au cœur de la ville.
-15°C au thermomètre. Un froid vif et sec. Un froid qui teinte de bleu les campagnes et les gens. Un froid qui nous fouette le visage, nous prend à la gorge, tétanise peu à peu nos membres.
A Tobolsk, les températures sont basses, mais nous ne souffrons pas du froid. C’est à Omsk, quelques centaines de kilomètres plus loin, que nous découvrons pour la première fois, à la descente du train, les sensations du grand froid. -15°C au thermomètre. Un froid vif et sec. Un froid qui teinte de bleu les campagnes et les gens. Un froid qui nous fouette le visage, nous prend à la gorge, tétanise peu à peu nos membres. Même à l’abri sous de nombreuses couches de vêtements, il est difficile de passer plus d’une heure dehors. Très vite, on frissonne, on piétine, on insuffle de l’air chaud à travers nos gants de laine, et puis, de guerre lasse, on pénètre dans le premier café venu. « C’est l’hiver le plus doux que nous n’ayons jamais connu », nous diront plusieurs Russes croisés sur notre route. Et nous de nous demander à quoi peut bien ressembler un ‘vrai’ hiver sibérien…
Inlassablement, le train continue sa course lente et régulière. Bientôt, nous arrivons à Irkoutsk, à une centaine de kilomètres du lac Baïkal. A la sortie du train nous attendent Dimitry et Svetlana, dont nous reconnaissons immédiatement les grands sourires, identiques à ceux qui éclairent les photos de voyage qu’ils ont postées sur leur profil Couchsurfing. Enfants du pays, ayant toujours vécu à Irkoutsk, ils nous conduisent jusqu’à leur appartement situé dans la périphérie de la ville. Nous sommes frappés de constater à quel point leur intérieur, leurs meubles, leur décoration, ressemblent en tous points à ce qu’on pourrait trouver à Paris : une cuisine ouverte toute équipée avec un bar donnant sur le séjour, un canapé design en tissu rouge, un mur d’un bleu profond qui contraste avec le blanc immaculé du reste de la pièce.
Le lendemain, nous embarquons tous les quatre à bord de la voiture de Dimitry pour un road trip de deux jours qui nous conduira sur les rives du lac le plus célèbre du monde. Après un départ avorté par un pneu crevé dès les premiers kilomètres, qui nous vaudra de tester nos compétences de mécaniciens par -20°C, nous repartons de plus belle. Derrière les vitres de la voiture bercée par des airs de rock indé soigneusement sélectionnés par Dimitry, nous regardons le paysage défiler.
Les sapins aux branches alourdies par la neige encadrent d’un blanc bleuté la longue route qui s’étend devant nous. De temps en temps, quand l’un d’entre nous laisse s’échapper un soupir d’admiration pour la beauté du paysage que l’on traverse, Dimitry s’arrête sur le bas-côté pour nous laisser immortaliser cette vision fabuleuse. Quelques clics sur l’appareil photo suffisent à nous geler les doigts, et nous courons vite nous réfugier dans la chaleur du véhicule.
Lorsque nous arrivons aux abords du lac, il fait déjà noir. Une nuit sombre, opaque et glaciale. Nous déposons nos affaires dans une petite auberge en bois et passons une partie de la soirée à jouer aux cartes en parlant de nos vies, nos voyages, nos projets. Merveille d’une humanité unie dans sa diversité ou effet de la mondialisation, nos rêves de jeunes français ne sont pas très différents de ceux de nos nouveaux amis Sibériens. Svetlana aimerait avoir les moyens de toujours voyager. Dimitry, lui, caresse le rêve un peu fou de voyager un jour dans l’espace. En attendant, il a appelé son chat Cosmos.
En fin de soirée, nous goûtons aux joies du banya russe, dans un adorable chalet tout en bois qui abrite un grand sauna, un bassin d’eau glaciale, et un salon avec du thé à disposition. L’espace nous est entièrement réservé pour une heure. Dans le sauna, coiffés de chapeaux de feutre, nous tentons tant bien que mal de résister à la chaleur étouffante, qui ne cesse d’augmenter à mesure que Dimitry verse des louches d’eau sur les pierres ardentes.
Si à cet instant le plongeon dans un bassin d’eau froide me semble la meilleure chose à faire, le simple fait de tremper un doigt de pied dans l’eau à 4°C me fait revoir mon jugement. En voyant les Russes y plonger sans vergogne, me reviennent en flash des images de vacances à la mer et de mes parents qui me faisaient me mouiller la nuque, les bras et le front avant d’entrer dans l’eau pourtant tiède. Les Russes rient de bon cœur en écoutant mon histoire. L’hydrocution serait-elle un mythe occidental ? Après d’intenses négociations, nos amis nous épargnent l’eau glacée, mais nous n’échappons pas à une séance photo à l’extérieur, les pieds dans la neige1.
Après une douche et quelques lampées de thé, encore engourdis par la chaleur du banya, nous nous endormons d’un sommeil profond.
De retour dans le sauna, l’heure est venue de se fouetter mutuellement avec une branche de bouleau, une manière de faire circuler le sang et de maximiser ainsi les bénéfices de la séance de banya. L’épreuve est étonnamment agréable pour celui qui reçoit les vives frappes du branchage. Après une douche et quelques lampées de thé, encore engourdis par la chaleur du banya, nous nous endormons d’un sommeil profond.
La lumière du matin nous révèle un spectacle éblouissant. Devant nous s’étend la plus grande étendue d’eau douce du monde. Près de 700km de long sur 60km de large. En ce mois de Janvier, la partie du lac où nous nous trouvons est déjà partiellement gelée, couverte d’une fine couche de neige blanche. Au loin, les montagnes se découpent en sommets bleutés sur l’horizon pastel. Nous restons un long moment à contempler le soleil qui monte peu à peu dans le ciel d’hiver.
Nous comptions initialement rejoindre l’île d’Olkhon, au milieu du lac, mais nous apprenons que les plaques de glace qui essaiment désormais à la surface de l'eau rendent la traversée en bateau trop risquée. Bientôt, les bateaux seront totalement piégés par la glace et resteront immobiles jusqu’au printemps. D’ici là, lorsque la couche de glace sera suffisamment épaisse, les voitures pourront y rouler.
Nous passons le reste de la journée à explorer différentes rives du lac. D’un endroit à l’autre, le paysage et les couleurs se transforment. Lorsque nous atteignons une zone de plaine qui borde le lac, le vent qui balaye la terre a emporté au loin jusqu’à la dernière trace de neige, révélant un sol herbeux, brûlé par le froid. Les eaux du lac, sous l’effet du vent glacial, se sont refroidies plus vite qu’ailleurs et sont désormais emprisonnées sous une épaisse couche de glace translucide. Nous nous aventurons sur ce sol inhabituel qui dévoile, plusieurs dizaines de centimètres sous nos pieds, des eaux d’un bleu sombre. Quelques pêcheurs ont percé la glace et pris place sur de petits tabourets, attendant patiemment que leur ligne s’agite.
Sur la route qui nous ramène à Irkoutsk, vidée par le vent et le froid, je sombre dans une douce torpeur en pensant à cette équipée improbable et cette amitié nouvelle.