Où ils plongèrent dans le grand bain sans bouée

Chine - Janvier 2016

Après plus d’une semaine à arpenter avec bonheur la capitale chinoise de long en large, l’estomac rempli de délices épicés et de thé vert fumé, nous nous sentons enfin prêts pour l’épreuve du feu, j’ai nommé la visite du « Pearl Market ».

A ce moment-là, mon père est de passage à Pékin pour quelques jours. J’ai un peu de mal à saisir comment on peut être « de passage » en Chine quand on habite Paris mais j’ai fait semblant de le croire, comme lorsqu’il avait affirmé avoir « des affaires à régler » à Cologne début décembre quand on lui avait annoncé que ce serait notre première escale et qu’on comptait s’y rendre en stop. A vrai dire, j’étais bien trop heureuse de partager ces quelques jours avec lui, et comme la première fois, je me suis simplement réjouie de cette incroyable coïncidence d’emplois du temps.

Mon père semble excité de nous nous voir nous soumettre à un petit rite d’initiation à la culture chinoise.

Voilà déjà deux jours qu’il nous parle du Pearl Market, où il aimerait se rendre, car, dit-il, il a quelques achats à faire. Secrètement, je crois qu’il est surtout excité de nous voir nous soumettre à un petit rite d’initiation à la culture chinoise. Dans cet immense centre commercial, où l’on trouve aussi bien de l’électronique que des vêtements, des bijoux ou des sacs à mains contrefaits, aucun prix n’est affiché, faisant des interminables sessions de négociations un véritable sport.

Lors de ses précédents voyages à Pékin, mon père s’est découvert pour ces séances de marchandage un intérêt insoupçonné, puis un talent indéniable, sans cesse renforcé. Lui qui déteste faire du shopping revenait de chaque voyage la valise remplie de gadgets électroniques et baskets dernier cri contrefaites qu’il nous distribuait en échange d’une réponse à sa devinette : « A ton avis, je l’ai eu pour combien ? ».

Sur le chemin menant au marché, nous révisons avec lui les règles de base pour un achat réussi :

  1. Commencer par observer les étals silencieusement ;
  2. Une fois un objet en vue, signifier au vendeur un intérêt certain, mais pas démesuré ;
  3. Demander le prix, puis se mettre à rire haut et fort, comme si c’était une bien bonne blague. Possibilité d’ajouter : « Vous me prenez pour un touriste ? » ;
  4. Diviser le prix proposé par cinquante. Là, le vendeur devrait se mettre à rire aussi, ou secouer la tête de gauche à droite frénétiquement en disant « not possible » ;
  5. Remonter la proposition de dix pourcent ;
  6. Face au refus du vendeur, faire mine de partir et se laisser rattraper ;
  7. Remonter à par paliers jusqu’à trouver un compromis acceptable ;
  8. Croiser un touriste qui a acheté le même objet pour 10 fois moins ;
  9. Se promettre que l’on ne se fera plus avoir.

Une fois sur le terrain, il semble que tout le monde n’a pas lu le même mode d’emploi. Alors que mon père arpente les stands avec décontraction, et semble se mettre en jambes en s’adonnant ici et là à quelques vives discussions de prix concernant des objets qui ne l’intéressent pas le moins du monde, nous nous éloignons de quelques enjambées pour nous lancer seuls dans le grand bain.

Première tentative, pour une batterie portable. Le vendeur nous demande un montant indécent. Action-réaction : j’enlève deux zéros et lui assène ma contre-proposition avec un grand sourire. Quel crime n’ai-je pas commis ! A peine eussé-je refermé la bouche que je réalise à la vue de son air offusqué que j’ai dépassé les bornes. Négociation terminée, monsieur est vexé, nous n’irons pas plus loin.

Deuxième tentative. Nous passons devant un stand de montres. Je jette un coup d’œil discret. La vendeuse qui voit alors en moi une proie idéale m’interpelle d’un « which one you like ? ». « Euh… aucune… Enfin, pas vraiment… Je ne sais pas… Peut-être la petite là-bas ? ». Ni une ni deux, me voilà avec la montre au poignet. Toujours pas séduite, mais Mimi demande le prix « par curiosité » -deuxième erreur de débutants. Dix minutes plus tard, nous repartons avec une montre dont nous ne voulions pas pour un prix du coup forcément trop élevé.

Nous nous mettons alors à la recherche de mon père, près d’une heure après l’avoir quitté, penauds de notre piètre prestation. Mais lorsque je l’aperçois, que je constate ses mains vides, je suis encore plus chiffonnée de voir qu’il n’a fait aucun achat. Après tout c’est lui qui tenait à venir ici. Nous n’avons plus beaucoup de temps, mais on peut bien rester quelques minutes de plus pour qu’il trouve ce dont il avait besoin.

Pourtant, lorsqu’il s’approche, je comprends à son air ravi qu’il n’est absolument pas déçu de sa matinée, et j’en ai la confirmation lorsqu’il nous raconte avec enthousiasme comment il a échappé à une tentative d’extorsion ici ou comment il a réussi à faire baisser un prix de plus de 80% là-bas ! Quand je lui demande pourquoi il n’a finalement rien acheté, il me dit simplement : « Bah parce que je ne voulais rien ! ». Il me fait penser à ces pêcheurs qui rejettent leurs poissons à l’eau à mesure qu’ils les attrapent, juste pour le plaisir du sport (on pourrait discuter ici de savoir si la pêche est effectivement un sport mais c’est un autre débat).

Nous ne réalisons pas à ce moment-là à quel point cette petite initiation aux techniques de négociation nous sera utile ensuite, en Chine d’abord, en Inde aussi, et dans de nombreux autres pays où le marchandage fait véritablement partie de la culture locale. Peu importe les règles, finalement, l’essentiel est de le prendre comme un jeu et se montrer souriant et respectueux. Tout comme papa.

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Le 15 janvier 2024

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