Où ils s’étaient promis de ne plus se faire avoir

Chine - Janvier 2016

Après nos déboires lors de nos tentatives de négociations des prix dans un grand marché pékinois, nous sommes déterminés à défendre fermement notre honneur et notre bourse en toutes circonstances. C’était sans compter sur une escapade vers la grande muraille de Chine qui allait mettre nos nouveaux principes à l’épreuve de la réalité.

Après sept jours passés à Pékin, nous apprenons qu’il nous en faudra autant de plus pour obtenir le visa indien dont nous avons fait la demande à l’ambassade. Nous nous installons alors chez un couchsurfer, Sun, qui nous accueille de bon cœur dans son grand appartement de la banlieue Est. Durant une semaine, il nous fait découvrir la fondue à la chinoise, nous apprend le jeu de cartes national, nous fait regarder un étrange film français des années 1970 dans lequel les chinois envahissent la capitale française, et qui le fait hurler de rire (« Les Chinois à Paris »), et nous apprend mille et une choses sur la culture locale.

A quelques jours de notre départ de Pékin, nous décidons de partir à la découverte de la grande muraille de Chine, plus grand édifice jamais construit par l’homme, et classé parmi les sept « nouvelles merveilles du monde». Etonnamment, l’aspect le plus riche en enseignements de cette escapade est de loin le trajet jusqu’à la muraille, que nous décidons de faire par nos propres moyens, plutôt que de joindre un tour organisé ou engager un chauffeur. Notre Bible Lonely Planet nous indique avec force détails comment, avec patience et détermination, nous devrions être en mesure de prendre trois bus différents, dont le H25 qui ne passe qu’une fois par jour, afin d’atteindre le village de Jiankou au pied d’une portion non restaurée de la muraille. Nous embarquons sans encombre à bord du premier bus, celui qui nous éloigne de Pékin, et nous assoupissons sur nos sièges le cœur léger, sachant que nous avons plus d’une heure de trajet devant nous jusqu’au terminus.

C’est pourtant seulement 45 minutes plus tard que nous sommes réveillés à grands cris par un homme qui nous ordonne de sortir alors que nous ne sommes vraisemblablement pas au terminus, car aucun autre passager ne descend. D’un air empressé, engoncé dans un uniforme que nous n’identifions pas (agent de la compagnie de bus ? policier ? infirmier ? scout ?), l’homme nous fait signe de nous lever et quitter le bus. Ensommeillés et un peu déboussolés, nous le suivons sans broncher. Une fois dehors, il nous explique que le bus ne va pas du tout là où l’on veut, non-non-non (imaginez-le agiter frénétiquement sa tête de gauche à droite en battant des bras), mais que, coup de bol, il a un taxi, et peut nous emmener à destination à moindre frais, oui-oui-oui (agitation de la tête verticale, grand sourire). Ne manquant pas de le remercier pour son incroyable générosité, nous lui signifions que nous allons attendre le prochain bus et aller jusqu’au terminus comme nous l’avions prévu.

C’est alors que la mise en scène diabolique se reproduit quelques kilomètres plus loin.

En remontant dans le bus suivant, je retrouve cet encadré du Lonely Planet que j’avais parcouru distraitement auparavant et qui se résume à : « Attention aux faux employés du réseau de bus qui vont tenter de vous faire débarquer avant votre destination pour vous trainer par les cheveux dans leur taxi hors de prix. » Aussi, lorsque la mise en scène diabolique se reproduit quelques kilomètres plus loin, nous prenons un air déterminé et nous accrochons à nos sièges. C’est ainsi que nous arrivons au terme du premier trajet.

Une fois au terminus, une horde de chauffeurs de taxis nous accoste, affirmant là encore qu’il n’y a pas de bus pour Jiankou, mais nous les ignorons froidement pour aller avaler une plâtrée de nouilles. L’estomac plein et l’esprit clair, nous parvenons à prendre le deuxième bus sans perturbation notable.

Mais alors que nous sommes si près du but, sur le point d’embarquer à bord du troisième et dernier bus, le fameux H25, les choses se corsent. Par une heureuse combinaison de chance et de savants calculs, nous nous trouvons à l’arrêt de bus trente minutes avant l’unique passage quotidien du H25, prêts à braver le grand froid durant ce court laps de temps. Malgré toute la confiance que nous vouons à notre Lonely Planet, nous demandons confirmation du passage imminent de notre bus à un badaud désœuvré qui s’approche justement de nous, avec une poignée de copains sur les talons.

Malheureusement, le dit-badaud et sa bande se révèlent être des chauffeurs de taxi, qui nous affirment à nouveau (en un mélange désormais habituel d’onomatopées et de mimes) qu’il n’y a pas de bus aujourd’hui car la route enneigée est trop dangereuse. D’un geste preste, le chef du gang dégaine son téléphone portable où il pianote une série de chiffres avec beaucoup trop de zéros derrière, nous engageant à le suivre vers son taxi. Ne voyant pas un seul flocon de neige à la ronde, nous trouvons le manège un peu gros et rions de bon cœur. Par chance, nous apercevons alors une agente de la RATP locale. Nous nous empressons d’aller quérir la confirmation que nous espérons, suivis par nos nouveaux copains. Après une conversation à voix multiples, impliquant les copains chauffeurs de taxi et l’agente, celle-ci finit par secouer la tête pour nous dire que non, le bus H25 ne passera pas.

Nous réalisons que nous pouvons faire confiance qu’à nous-même.

Désormais convaincus d’être victimes d’une savante mise en scène, rassemblant cupides chauffeurs de taxis et faux agents de la compagnie de bus très bien déguisés, nous réalisons que nous ne pouvons faire confiance qu’à nous même, et entreprenons d’arrêter tous les bus qui passent afin de leur demander s’ils ne sont pas par hasard le H25 qui va à Jiankou (inutile de vous préciser que nous ne serions pas en mesure de déchiffrer H25 en mandarin sur l’avant d’un bus). L’opération dure plus d’une heure, où nos requêtes de plus en plus suppliantes aux chauffeurs de bus sont recouvertes par les éclats de rires des chauffeurs de taxis qui semblent trouver notre entreprise hilarante.

Lorsque nous regardons notre montre, l’heure supposée du passage du bus H25 est écoulée depuis bien longtemps, et nous réalisons avec douleur qu’il ne passera plus. Le badaud disait-il donc vrai ? Les agentes de la compagnie de bus n’étaient pas des actrices ? Qu’en est-il de l’homme qui nous avait fait descendre de notre premier bus quelques heures auparavant ?

En proie à des questionnements abyssaux et un peu humiliés de se déclarer vaincus malgré toute notre détermination, nous quittons l’arrêt de bus mortifiés et allons chercher un taxi bien plus loin, auprès de qui nous passerons un bon moment avant de s’accorder sur un prix semblable à celui que nous proposait notre badaud…

Lorsque nous arrivons au village de Jiankou, la nuit est déjà tombée depuis longtemps. Nous trouvons refuge dans une petite auberge, vide, sombre et froide. Heureusement, le propriétaire nous accueille avec un large sourire et nous sert un généreux dîner fait maison. Le ventre plein, nous rejoignons notre minuscule chambre, où un fin matelas recouvre une grande planche de bois qui prend tout l’espace entre trois murs. Sur ce lit de fortune sont entassées sept couvertures, et devant, il y a tout juste la place pour un petit radiateur électrique qui peine à réchauffer l’air glacial de la chambre mal isolée. Après avoir passé un quart d’heure les fesses sur le radiateur, nous nous glissons tout habillés (doudoune comprise) sous les draps gelés et peinons à trouver le sommeil.

Le lendemain matin, après une courte nuit et un gros petit déjeuner, nous partons à l’assaut de la muraille. Une marche d’approche en montée dans la neige, à travers une petite forêt, est nécessaire. Au début du chemin, des panneaux nous alertent: « This section of the Great Wall is not open to the public. », et des voix de robots hurlent les mêmes avertissements à travers d’immenses hauts parleurs. Nous continuons notre route sans croiser âme qui vive, animés par une excitante sensation d’interdit, comme lorsque nous nous introduisions de nuit dans les catacombes de Paris avec les copains du lycée.

Après une heure de randonnée qui nous laisse le souffle court, nous apercevons les premières pierres du mur. Nous nous glissons sur l’édifice, et nous sommes instantanément récompensés par la vue grandiose qui s’offre à nous : des montagnes bleutées qui s’étalent à perte de vue sous le ciel d’hiver, et ce mur qui serpente inlassablement sur les crêtes vertigineuses. Nous nous sentons seuls sur terre, avec l’envie d’ouvrir les bras, de prendre une grande bolée d’air, et de crier « Allo le monde ! ». Nous passons les quelques heures qui suivent à parcourir la portion de muraille qui relie Jiankou à Mutianyu et braver les passages périlleux rendus glissants par la neige et le gel, avant de redescendre pour rejoindre Pékin, avec cette fois plus de facilité qu’à l’aller.

Le temps vient alors de reprendre la route, la vraie. Après près de quinze jours avec des températures ressenties oscillant entre 0°C et -16°C, Mimi commence à avoir les poils de moustaches sacrément frisés. Assis autour de la table basse du salon de Sun, nous sortons notre carte de la Chine, passons en revue notre itinéraire pour les semaines à venir, interrogeons la météo pour chaque ville que l’on pense traverser –froid, froid et encore froid-, nous regardons dans le blanc des yeux et arrivons finalement à la conclusion qu’on n’a pas le droit de s’infliger ça.

C’est donc le cœur lourd que nous renonçons à Xi’an et ses soldats en terre cuite, Zhangjiajie et ses montagnes sacrées qui ont inspiré Avatar, et toutes les autres merveilles qui devaient rythmer notre route à travers le centre de la Chine, pour mettre le cap plein Sud, et rejoindre Hong Kong au plus vite. Puisque l’on se dit tout, je peux vous avouer que j’ai même un moment regardé le prix des billets d’avion Pékin-Hong Kong. « Oh blasphème, oh calomnie », vous dites-vous, « osa-t-elle piétiner le seul et unique fil rouge de leur voyage, celui de ne pas prendre l’avion, pour quelques degrés de plus ? ». Bien sûr que non. Et c’est ainsi que nous avons embarqué à bord d’un train pour un voyage de 24h vers Hong Kong, ville à laquelle nous pensions devoir notre salut climatique.

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Le 15 janvier 2024

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