Où ils prirent la route

Europe de l'Est - Décembre 2015

1er Décembre 2015, nous quittons Paris le bagage léger et le cœur battant. Nous avons douze jours pour traverser l’Allemagne, la Pologne, la Lituanie, la Lettonie et l’Estonie avant de rejoindre la Russie, car notre visa russe de 30 jours débute le 12 Décembre.

Nous partons d’abord avec mon père à bord d’un train Thalys qui nous mène de Paris à Cologne, bien conscients que nous nous apprêtons à vivre nos dernières heures de voyage tout confort. Après avoir bataillé des semaines pour alléger mon sac du moindre gramme superflu – j’ai coupé mon savon en deux, éliminé une culotte, et laissé derrière nous la moitié de nos médicaments- me voilà en train de le remplir nerveusement de tous les magazines et journaux gratuits qui sont proposés dans le train. Je gagne alors 3kg, mais mon esprit agité s’apaise de savoir toutes ces pages remplies de signes familiers à portée de main. A Cologne, installés pour deux jours dans un hôtel tout confort du centre, nous sautons sur les matelas épais et nous roulons dans les draps soyeux ; nous prenons des bains avant d’enfiler nos peignoirs et chaussons molletonnés ; et faisons couler le jus noir des capsules Nespresso qui sont à disposition dans notre chambre -ultime manifestation du luxe à l’occidentale – dans une sorte d’ultime crise de boulimie, nourrie par l’excitation et l’anxiété. Le matin de notre départ de Cologne, au petit déjeuner, nous établissons une fabrique discrète mais efficace de sandwichs de tous types dont nous remplissons nos sacs déjà pleins. J’ai l’impression de vivre les derniers jours d’un condamné, ces jours comptés où l’on veut tout voir, tout manger, tout sentir, comme pour emporter avec soi pour toujours les sensations les plus douces.

C’est la première fois que vous voyageons en stop, et j’imagine naïvement que nos gueules d’anges et nos grands sourires ne laisseront insensible aucun conducteur.

Nous passons les dix jours suivants pouces en l’air au bord des routes, excités et curieux de découvrir qui seront nos passeurs d’un jour, nous les migrants volontaires et heureux –et en cela, infiniment chanceux. C’est la première fois que vous voyageons en stop, et j’imagine naïvement que nos gueules d’anges et nos grands sourires ne laisseront insensible aucun conducteur. La vérité se révèle un peu moins douce, ponctuée de stations-service sordides, de bretelles d’autoroute inhospitalières et de moments d’impatience.

Mais à chaque voiture qui ralentit, puis s’arrête, c’est le même phénomène qui se répète : notre cœur qui fait un bon, la course le sourire aux lèvres pour attraper nos sacs et sauter à bord et la première tentative de communication. Si nos balbutiements germaniques nous permettent de nous faire comprendre avec une relative facilité en Allemagne, les choses se corsent sitôt franchie la frontière polonaise. Cela nous vaudra quelques errances et quelques fous rires aussi, comme lorsque notre chauffeur d’un jour décide d’ignorer notre hermétisme à la langue polonaise et passe le trajet à nous raconter des histoires dans sa langue natale, répétant chaque question à plusieurs reprises en haussant le ton à chaque fois, comme si cela pouvait nous aider à formuler une réponse.

Au fur et à mesure de nos trajets et rencontres, à la fois pour tuer le temps, et dans l’idée de pouvoir reconnaitre d’un regard ces bons samaritains du voyage, nous tentons de dresser le profil-type du conducteur-qui-prend-des-autostoppeurs. Si quelques similitudes ressortent – nos conducteurs sont tous des hommes, la plupart du temps seuls à bord, souvent dans la quarantaine-, ce qui frappe, c’est surtout la multitude des profils, des destins, et des raisons qui poussent chacun à s’arrêter pour tendre la main à celui qui lève son pouce.

Il y a ce camionneur allemand qui, prenant son déjeuner derrière son volant dans un 46 tonnes arrêté sur le parking d’une aire d’autoroute, a tout le loisir de nous observer un heure durant à travers son pare-brise, en toile de fond de sa boîte de raviolis, et de se projeter avec nous à son bord. Soudain, dans un élan d’humanisme, le voilà faisant des appels de phare nous invitant à le rejoindre. Il passera le trajet à nous dérouler chaque menu détail de son existence, faisant fi, lui aussi, de la fréquence ou qualité de nos réponses, trop heureux d’avoir trouvé quelqu’un avec qui partager un bout de vie.

Toujours en Allemagne, il y a ce père de famille jovial et chaleureux, qui accueille chez lui des enfants dont les parents n’ont pas les moyens matériels ou psychiques de s’occuper. Le genre d’homme loyal et droit - à la manière du révérend1 père de famille, dans la série télévisée « 7 à la Maison » - qui ne s’est pas posé un instant la question avant de nous ouvrir sa portière, et qui après avoir fait un détour pour nous déposer au plus près de notre destination, glisse dans notre sac à dos un père Noël en chocolat, ultime attention paternelle.

Et puis il y a les autres : celui qui a eu pitié, celui qui est nostalgique d’une jeunesse de voyageur des routes, celui qui veut bien nous prendre mais a deux trois courses à faire en route, celui qui est curieux, tantôt fasciné, tantôt inquisiteur.

« Pourquoi faire du stop quand il y a un bus qui propose ce trajet pour 8€? », nous dira un conducteur. Très juste question qui résonne longtemps en nous. Car on se sent parfois gênés, pas à notre place, un peu profiteurs, nous qui avions la chance d’avoir un travail, et le luxe de pouvoir le quitter une année durant pour parcourir le monde et qui comptons maintenant sur les autres pour contribuer à notre aventure. S’il ne serait pas honnête de nier le souci d’économie qui a pesé dans le choix du stop pour nous mener à travers l’Europe de l’Est, la recherche de défi et d’aventure et la soif de rencontre et de découverte ont joué un rôle au moins aussi déterminant.

Et lorsque l’on passe en revue les conversations des heures durant dans un mélange incertain d’anglais, de français et d’allemand, les fous rires, les sourires, les photos prises sur le bord des routes, les coordonnées échangées, on ne regrette pas d’avoir tenté l’aventure.

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Le 15 janvier 2024

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